Trois mots qui ont changé l’histoire du marketing
En 1988, trois mots ont transformé Nike d’une marque de chaussures de sport en un phénomène culturel mondial : Just Do It. Ce slogan publicitaire emblématique, né dans l’urgence et inspiré d’une source macabre, est devenu le cri de ralliement de millions d’athlètes et de rêveurs. Alors que Nike luttait contre Reebok pour la domination du marché des sneakers, l’agence Wieden+Kennedy a créé une formule qui transcende le sport pour incarner une philosophie de vie. Plus de trois décennies plus tard, cette injonction reste un pilier de la communication de marque, étudiée dans les écoles de marketing et copiée dans le monde entier. Plongée dans l’histoire d’un mantra moderne où le génie créatif rencontre l’audace stratégique.
Contexte historique : La genèse d’une révolution
Au milieu des années 1980, Nike traverse une crise identitaire. Alors que Reebok séduit le marché avec ses modèles d’aérobic, la marque à Swoosh peine à se réinventer. En 1987, Phil Knight, cofondateur de Nike, mandate la jeune agence Wieden+Kennedy pour créer une campagne télévisée unifiée. Dan Wieden, fondateur de l’agence, découvre une mosaïque de publicités disparates : running, basketball, fitness féminin… La veille de la présentation client, une intuition le frappe : il manque un fil conducteur. « Chaque spot était développé par une équipe différente et n’avait aucun lien avec les autres », confiera-t-il plus tard. Just Do It naît ce soir-là – une solution de dernière minute pour donner une âme à la campagne.
Les coulisses de la création : L’anecdote troublante
L’origine du slogan tient du paradoxe. Dan Wieden révèle dans le documentaire Art & Copy (2009) que son inspiration vient des dernières paroles de Gary Gilmore, un criminel exécuté par peloton d’exécution en 1977. Face aux fusils, Gilmore lance : « Let’s do it ! » (Allons-y !). « Je me suis dit : c’est incroyable. Comment, face à une telle incertitude, trouve-t-on le courage d’agir ? », explique Wieden. Il modifie le « Let’s » en « Just », créant ainsi un impératif universel. Phil Knight rejette d’abord l’idée : « On n’a pas besoin de cette merde ». Mais Wieden insiste. Personne ne devinera alors l’impact culturel que ces trois mots auront.
Analyse du message : La puissance d’un impératif
Une simplicité calculée
- Just (Simplement) : Élimine l’hésitation, suggère l’immédiateté.
- Do (Fais) : Verbe d’action universel, transcende les langues et les cultures.
- It (Le) : Pronom neutre, chacun y projette son défi personnel.
Le slogan fonctionne comme un mot d’ordre – à la fois motivation et provocation. Il transforme l’effort en euphorie, l’obstacle en défi. Pour Davide Grasso, VP de Nike, c’est « une invitation à rejoindre notre philosophie : servir et honorer les athlètes ». Loin d’un simple outil marketing, il incarne une doctrine de dépassement 158.
Impact sur la marque : Du slogan au symbole
Entre 1988 et 1998, les ventes mondiales de Nike explosent : +950% (de 877 millions à 9,2 milliards de dollars). Sa part de marché en Amérique du Nord passe de 18% à 43%. Le slogan y contribue via trois leviers :
- Inclusivité : Cible tous les publics – du coureur professionnel à la retraitée qui marche le matin.
- Aspiration : Associe les produits à l’excellence sportive (Michael Jordan, Serena Williams).
- Lifestyle : Transforme les sneakers en objets de mode portés au quotidien 25.
Étude de campagne : Quand la pub devient art
Les campagnes mémorables
- 1988 : Le premier spot TV montre Walt Stack, 80 ans, traversant le Golden Gate Bridge en courant. Message : « Je cours 17 km chaque matin ».
- 1991 : Première campagne féminine liant sport et empowerment. Des affiches montrent des femmes athlètes avec le slogan « Just Do It ».
- 1995 : Un spot choc liste les bénéfices du sport pour les filles : « Si vous me laissez faire du sport… j’aurai 60% de risques en moins d’avoir un cancer du sein ».
- 2018 : Pour les 30 ans, Colin Kaepernick, NFL blacklisté pour avoir genouillé durant l’hymne américain, clame : « Croyez en quelque chose. Même si cela signifie tout sacrifier ». Malgré les boycott (#JustDont), l’action de Nike grimpe de 5%.
Les célébrités iconiques
- Michael Jordan (basket)
- Serena Williams (tennis)
- Cristiano Ronaldo (football)
- Megan Rapinoe (football féminin)
Impact sociétal : Un mantra culturel
Traductions et adaptations
Le slogan est traduit en braille (Nike reçoit le Access Award 1995), détourné en mèmes (Shia LaBeouf, 2015), et parodié (Just Dew It pour Mountain Dew). Au Brésil, il devient « Não Existe Impossível » (Rien n’est impossible). Ces réappropriations prouvent sa pénétration culturelle.
Influence sur la société
- Féminisme : Les campagnes des années 90 font du sport un outil d’émancipation féminine.
- Activisme : Kaepernick transforme le slogan en étendard des luttes raciales.
- Psychologie positive : « Just Do It » entre dans le lexique des coachs en développement personnel.
Héritage : Pourquoi il survit après 35 ans
Une pérennité stratégique
Nike refuse de qualifier Just Do It de slogan : « C’est une philosophie », affirme Grasso. Trois secrets de sa longévité :
- Flexibilité : S’adapte aux enjeux sociaux (féminisme, racisme, handicap).
- Storytelling : Privilégie l’émotion (défis personnels, victoires improbables).
- Ubiquité numérique : Sur les réseaux sociaux, le slogan vit via des contenus user-generated.
L’influence sur le marketing moderne
- Apple (Think Different) et Adidas (Impossible Is Nothing) s’en inspirent.
- Les marques adoptent des injonctions verbales courtes (Dior : Dream It Possible).
- Le brand activism naît avec Kaepernick : prendre parti rapporte.
L’alchimie d’une légende
Just Do It dépasse largement le cadre d’un slogan publicitaire. C’est un phénomène linguistique, un miroir des luttes sociales, et une machine économique. Son génie réside dans son ambiguïté calculée : impératif autoritaire pour les uns, encouragement bienveillant pour les autres. En puisant dans les dernières paroles d’un condamné à mort, Dan Wieden a paradoxalement créé un hymne à la vie – une formule qui libère l’action tout en vendant des sneakers.
Trente-cinq ans après son lancement, le slogan survit parce qu’il épouse les mutations du monde. Des campagnes féministes des années 90 aux prises de position raciales des années 2010, Nike prouve qu’une marque peut incarner des valeurs sans renier son commerce. Just Do It fonctionne parce qu’il est à la fois miroir et marteau : il reflète les aspirations de son époque et frappe pour les faire advenir. Dans l’histoire du marketing, peu de slogans atteignent ce statut : une formule alchimique où le branding devient philosophie, et la consommation, ritualisme. Comme le résume Wieden : « L’excellence n’est pas une formule. C’est une expérience. Ce n’est pas des mathématiques. C’est du jazz ».