Contexte historique : Au bord du gouffre
En 1997, Apple navigue en eaux troubles. L’entreprise accumule 2 milliards de dollars de pertes, sa part de marché tombe à 3%, et la presse annonce sa mort imminente. Lorsque Steve Jobs revient aux commandes, il hérite d’une marque déconnectée de son héritage, avec 25 campagnes publicitaires désordonnées et un moral des troupes au plus bas. Son premier geste symbolique : remplacer l’agence BBDO et son slogan raté « We’re back » – qualifié de « stupide » par Jobs – par TBWA\Chiat\Day, l’agence derrière le légendaire spot « 1984 ». C’est dans ce chaos créatif que naîtra « Think Different », un slogan publicitaire emblématique conçu pour réveiller l’âme perdue d’Apple.
Coulisses de création : La bataille du génie
L’histoire démarre dans l’urgence. Lee Clow (DG de TBWA) et Rob Siltanen (directeur créatif) se voient imposer un pitch contre leur gré par un Jobs méprisant, vêtu d’un col roulé noir et de tongs. Le brief initial ? Des « encarts dans des magazines informatiques ». Siltanen rétorque : « Personne ne parle autour d’une machine à café de pubs print ! ».
Parmi les concepts proposés, l’art-directeur Craig Tanimoto imagine associer des photos en noir et blanc d’icônes rebelles à deux mots : « Think Different ». Trois éléments rendent l’idée géniale :
- L’hommage détourné à IBM et son « Think » (marqué depuis 1915)
- La grammaire provocante : Jobs exige « different » comme nom (« Think Victory »), rejetant « differently » jugé trop correct
- L’absence totale de produit : juste des visionnaires (Einstein, Gandhi, Lennon) en miroir des valeurs d’Apple
Le script du film « The Crazy Ones » subira les foudres de Jobs : « C’est de la merde ! J’ai cru que vous écririez du niveau des Dead Poets Society ! ». Après 18 réécritures et l’abandon de Robin Williams (refusant toute pub), c’est Richard Dreyfuss qui prêtera sa voix au chef-d’œuvre final.
Analyse sémiologique : L’alchimie de deux mots
- Think : Un impératif hérité de la philosophie des Lumières, convoquant l’intellect et la rébellion contre l’ordre établi.
- Different : Un terme disruptif, placé comme un nom pour en faire un étendard identitaire (« Soyez différents » sous-entendu).
Le noir et blanc des visuels renforce l’intemporalité, tandis que la ponctuation absente (Think different. vs Think Different!) crée une ambiguïté entre constat et ordre. Enfin, le i minuscule d’iMac (lancé en 1998) répond en écho au D majuscule de Different – un dialogue typographique subliminal.
Impact sur la marque : Le tournant mythique
*Produits phares lancés sous « Think Different » (1997-2002)*
Année | Produit | Slogan dérivé | Impact |
---|---|---|---|
1998 | iMac G3 | « iThink, therefore iMac » | 278,000 ventes en 6 semaines |
2001 | iPod | « 1000 songs in your pocket » | 70% part marché MP3 en 2004 |
2003 | PowerBook G4 | « Less is more » | Doublement valeur action Apple |
L’effet psychologique fut encore plus profond :
- Interne : Les employés reçoient un livre « Think Different » avec une lettre de Jobs : « Nos héros nous rappellent qui nous sommes ».
- Externe : Apple cesse d’être un fabricant de « jouets » pour devenir un symbole de créativité insurgée – une identité toujours vivace aujourd’hui.
Étude de campagne : L’art de l’iconicité
La campagne totale fusionnait art et marketing :
- Célébrités : 29 figures historiques sélectionnées avec un soin maniaque. Jobs vole à New York convaincre Yoko Ono pour les droits de la photo Lennon.
- Supports :
- TV : Le spot « Crazy Ones » (diffusé pendant Toy Story) avec la voix tremblante de Dreyfuss.
- Print : Des affiches collector 24×36 pouces (dont une série « Directors » jamais commercialisée).
- Digital : Première utilisation de bannières web cliquables sur Netscape.
Le clou ? Une version « secret » narrée par Jobs lui-même, jouée lors de son mémorial en 2011.
Impact économique et sociétal : Le miracle quantifiable
- Finances : Bénéfice de 309M$ en 1998 après 2 ans de pertes.
- Culture : Le slogan devient un mème anticonformiste mondial :
- Parodié par Dell (« Think Dull ») et Microsoft (« Be Normal »).
- Traduit en 24 langues sans perdre sa force (« Pensez autrement » en français garde l’ambiguïté grammaticale).
- Réutilisé en 2023 pour l’Apple Vision Pro (« Think Different. Again. ») malgré l’échec du produit.
Héritage : Pourquoi « Think Different » reste inégalé
Plus qu’un slogan, c’est un archétype du branding émotionnel :
- Pérennité : Toujours présent sur les boîtes d’iMac.
- Influence : A inspiré Nike (« Dream Crazier ») et Tesla (« Think Accelerated »).
- Échec révélateur : Son abandon en 2002 prouve sa force – seul un mythe peut « mourir » pour éviter la banalisation.
La folie qui changea le mondeD’un point de vue marketing, « Think Different » est l’exception qui confirme toutes les règles. Apple y a violé les dogmes sacrés : aucun produit visible, un budget concentré sur un seul film, et une grammaire sciemment incorrecte. Pourtant, ce slogan a accompli l’impossible : transformer une entreprise moribonde en culte planétaire sans montrer un seul ordinateur.
Son secret ? Une alchimie entre vulnérabilité et audace. En avouant ses doutes (« les fous, les marginaux »), Apple a paradoxalement incarné une invincibilité idéologique. Le spot montrait même des « échecs » comme Amelia Earhart, sublimant la chute en marche vers la grandeur.
Vingt-huit ans plus tard, l’analyse sémantique laisse pourtant perplexe : « Think Different » n’est ni une promesse produit (« 1000 songs in your pocket »), ni un appel à l’action (« Just Do It »). C’est une invitation à une secte intellectuelle, où l’acte d’achat devient adhésion à une franc-maçonnerie de visionnaires.
Peut-être sa vraie force fut-il de réconcilier deux contraires : la pomme croquée (symbole du péché originel) et la lumière des écrans (symbole de progrès). Entre transgression et innovation, Apple a trouvé son jardin d’Eden. Et comme tout mythe, ce slogan survit parce que nous voulons croire que Picasso, King ou Einstein auraient utilisé un Mac. La preuve ultime de son succès ? Vous imaginez mal Gandhi avec un PC.