Contexte historique : L’audace des années 70
Dans le paysage publicitaire français des années 1970, marqué par une libération des mœurs, Vittel innove avec un slogan publicitaire emblématique : « Buvez, pissez ». Créé en 1973 par Philippe Michel, ex-situationniste et fondateur de l’agence CLM BBDO, ce message choque par sa trivialité assumée. À l’époque, la marque, exploitée par la famille Bouloumié depuis 1854, cherche à se démarquer dans un marché concurrentiel. Nestlé, entré au capital en 1969, soutient cette audace pour moderniser l’image de l’eau minérale. Face aux critiques, le slogan évolue en 1979 vers « Buvez, éliminez », porté par une chanson du créateur Richard Gotainer : « J’sais pas c’qu’y a, j’suis raplapla […] Il faut é-li-mi-ner ». Cette version adoucie conserve l’esprit rebelle tout en passant les radars de la censure.
Coulisses de la création : Du scandale au génie marketing
L’anecdote derrière ce slogan culte révèle un pari risqué. Philippe Michel puise dans l’héritage situationniste (mouvement artiste révolutionnaire) pour créer un message brut, axé sur les bienfaits diurétiques de l’eau. Le but ? Humaniser la marque via une vérité physiologique souvent tue. La campagne initiale, censurée, devient un sujet de société, offrant à Vittel une publicité gratuite massive. Gotainer, futur chanteur à succès, reprend le flambeau en transformant « pissez » en « éliminez », associant le mot à une mélodie entraînante. Cette adaptation fait de la campagne un phénomène populaire et musical.
Analyse du message : Transparence et provocation positive
« Buvez, éliminez » synthétise en deux impératifs l’essence de Vittel :
- « Buvez » : un appel à l’action immédiat, incitant à la consommation.
- « Éliminez » : une promesse santé (détoxification), remplaçant avantageusement le terme cru initial.Le slogan joue sur l’authenticité et la simplicité, s’adressant au consommateur sans détour. Il transmet l’idée que Vittel est un partenaire du bien-être quotidien, loin des artifices publicitaires.
Sémiologie : Le pouvoir des mots
- Buvez : Impératif court, il évoque l’urgence et la vitalité.
- Éliminez : Terme médical euphémisé, il symbolise purification et renouveau.Ensemble, ils forment un binôme rythmé, facile à mémoriser. Ce choix lexical reflète une stratégie de communication axée sur la transparence, rompant avec les messages publicitaires ambigus de l’époque.
Impact sur la marque : Un tournant décisif
Le slogan consacre Vittel comme pionnière du marketing audacieux. Les ventes explosent : la production passe de 34 millions de bouteilles en 1947 à 1 milliard en 1990. En 2009, la marque est présente dans 100 pays, avec 2 milliards de bouteilles produites annuellement. Le message renforce aussi l’ancrage santé de la marque, hérité de ses origines thermales (1854). Nestlé, qui rachète Vittel en 1992, capitalise sur cette notoriété pour en faire un pilier de sa division Nestlé Waters.
Étude de campagne : Célébrités et supports innovants
- Supports : TV (spots musicaux), radio, et print. Le spot TV de Gotainer en 1979 devient culte grâce à son jingle.
- Célébrités : En 2003, David Bowie tourne une pub pour Vittel sur « Never Get Old », un coup médiatique historique – sa première collaboration publicitaire.
- Évolution : En 2020, la campagne « Source naturelle de vitalité » (Ogilvy) met en scène des animaux des Vosges en 3D, liant l’eau à la biodiversité locale.
Impact économique et sociétal : Un phénomène culturel
Le slogan booste les ventes mais influence aussi la culture populaire. Coluche parodie le fameux « Omo est là, la saleté s’en va », prouvant que les messages directs marquent les esprits. « Buvez, éliminez » devient un réflexe langagier, cité dans des émissions ou des débats sur la publicité. En Allemagne, où Vittel est très vendue, le slogan contribue à une image de franchise typiquement française.
Déclinaisons et parodies : Preuve de la pérennité
- Adaptations : « Buvez, éliminez » est traduit dans toutes les langues des marchés cibles (Allemagne, Belgique, etc.).
- Parodies : Des marques concurrentes ou des humoristes reprennent la structure impérative, attestant de sa mémorisation.
Héritage : Entre succès et controverses
Si le slogan disparaît dans les années 2000, son esprit persiste. Vittel évolue vers des messages écoresponsables (« Source naturelle de vitalité »), répondant aux critiques sur l’impact écologique : surexploitation des nappes phréatiques (800 000 m³ de déficit attribué à Nestlé) et pollution plastique. Malgré ces défis, « Buvez, éliminez » reste dans la mémoire collective comme un exemple de créativité publicitaire sans filtre.
Un slogan dans l’ADN de la marque
L’histoire de « Buvez, éliminez » illustre comment un slogan publicitaire emblématique peut redéfinir l’identité d’une marque. Né d’une provocation assumée, il a propulsé Vittel sur le devant de la scène mondiale, fusionnant audace et authenticité. Sa force réside dans sa simplicité linguistique et sa résonance avec les préoccupations santé des consommateurs. Pourtant, son héritage est aujourd’hui ambivalent : symbole de créativité marketing, il côtoie des controverses environnementales croissantes. La surexploitation des ressources en eau dans les Vosges et la gestion des déchets plastiques (42 000 m³ découverts près des usines en 2014) questionnent la durabilité du modèle. Malgré cela, la marque tente de se réinventer, comme en témoigne sa campagne 2020 mettant en avant la biodiversité vosgienne. « Buvez, éliminez » demeure une référence dans l’histoire de la publicité, rappelant que les mots, quand ils captent l’air du temps, transcendent leur époque. Il influence encore les stratégies modernes, où transparence et engagement sont devenus des impératifs – preuve que son essence révolutionnaire perdure.